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Je traversai trois villes ennuyeuses, San Julián, Santa Cruz et Río Gallegos.
Plus on descend dans le sud, plus l’herbe devient verte, les élevages de moutons riches et les Britanniques nombreux. Ce sont les fils et petits-fils des hommes qui ont défriché et clôturé les terres dans les années 1890. Beaucoup d’entre eux étaient des goémoniers venant des Falkland, qui débarquèrent sans autre bagage que le souvenir de leur expulsion des Highlands par les capitalistes terriens et n’avaient nulle part ailleurs où aller. Ils gagnèrent beaucoup d’argent au début du siècle grâce au boom du mouton, car les inépuisables réserves de main-d’œuvre bon marché permirent à la laine patagonienne d’éclipser tous ses concurrents.
Aujourd’hui leurs fermes sont au bord de la faillite, mais toujours repeintes à neuf. L’on peut encore y voir, bien à l’abri derrière des brise-vent, des parterres herbacés, des tourniquets arroseurs sur les pelouses, des cages à fruits, des serres, des sandwiches au concombre, des collections reliées de Country Life et, peut-être, l’archidiacre en visite.
L’élevage du mouton en Patagonie débuta en 1877 lorsqu’un négociant anglais de Punta Arenas, Henry Reynard, fit venir un troupeau des Falkland dans l’île Elizabeth sur le détroit de Magellan. Les bêtes s’y multiplièrent de façon prodigieuse et d’autres marchands suivirent l’exemple ainsi tracé. Les plus entreprenants furent un impitoyable Asturien, José Menéndez, et son aimable gendre, le juif Moritz Braun. Rivaux d’abord, ils s’associèrent plus tard pour bâtir un empire d’estancias, de mines de charbon, d’abattoirs, de magasins à succursales, de navires de commerce, et une entreprise de récupération d’épaves.
Menéndez mourut en 1918, en laissant une partie de ses millions à Alphonse XIII d’Espagne, et fut enterré à Punta Arenas dans une copie en réduction du mausolée de Victor Emmanuel. Les familles Braun et Menéndez n’en continuèrent pas moins à exercer leur domination par l’intermédiaire de leur société, La Anónima comme on l’appelait couramment. Ils firent venir leurs troupeaux d’étalons de Nouvelle-Zélande, leurs bergers et leurs chiens des îles Hébrides, et leurs chefs d’exploitation de l’armée du Royaume-Uni. Ces derniers imposèrent à l’opération la tenue et la rigueur qui sont de règle sur un terrain de manœuvres. Le résultat fut que la province de Santa Cruz ressembla à un poste avancé de l’Empire britannique, administré par des fonctionnaires parlant espagnol.
Presque tous les péons étaient des immigrés. Ils venaient – et viennent encore – de la verdoyante et magnifique île de Chiloé où l’air est doux, les conditions de vie primitives et les fermes surpeuplées ; où il y a toujours du poisson à manger et pas grand-chose à faire ; les femmes sont fières et énergiques ; les hommes sont indolents et perdent au jeu tout ce qu’ils gagnent.
Les Chilotes dorment dans des dortoirs spartiates, ont les fesses meurtries par la selle des chevaux et combattent le froid avec un régime de viande et de maté jusqu’à ce que l’âge ou le cancer de l’estomac les abattent. En général ils travaillent sans enthousiasme. Souvent, la nuit, je les entendais maugréer contre leurs patrons : « Es hombre despótico », disaient-ils. Mais si on mentionnait le nom d’Archie Tuffnell, ils hésitaient : « Bon, Mister Tuffnell est une exception. »